Article publié dans le magazine Direction[s] n° 147 de novembre 2016
Marotte du juriste et angoisse des ressources humaines, l’application combinée de plusieurs conventions collectives au sein d’une organisation même gestionnaire est un marqueur fort du secteur social et médico-social. Cette situation, trop souvent subie, peut s’avérer particulièrement problématique si la situation n’est pas maîtrisée.
Les deux principales conventions collectives nationales (CCN) du secteur social et médicosocial – celles du 15 mars 1966 et du 31 octobre 1951 – ne sont pas étendues. Sauf adhésion à une organisation syndicale signataire du texte conventionnel ou application volontaire, la personne morale gestionnaire n’a aucune obligation d’en mettre en œuvre une en particulier. Un choix est donc possible, d’autant plus que les champs qu’elles couvrent sont très proches. Enfin, lorsque l’application n’est pas « suggérée » par l’autorité de contrôle et de tarification, celle de l’une ou l’autre des deux conventions (hors personne morale ayant des activités purement sanitaires) relève d’un choix en opportunité, rarement maitrisé.
Cette porosité du tissu conventionnel s’oppose à la rigueur de la Cour de cassation sur l’unicité du statut en la matière. Or, la recherche de la taille critique, le mouvement de concentration ou le développement d’activités secondaires ont eu pour effet d’intensifier l’insécurité juridique issue de ce cadre conventionnel perméable.
L’inflexibilité de la Cour de cassation
Le Code du travail [1] dispose que la convention collective qui couvre les salariés est celle dont relève l’activité principale exercée par l’employeur. La Cour de cassation estime ainsi que l’existence d’activités secondaires ou accessoires importe peu sur la détermination de la CCN applicable.
La Cour a dégagé quelques critères permettant d’établir l’activité principale et donc la CCN, comme le chiffre d’affaires réalisé ou le nombre de salariés affectés à telle ou telle activité pour le secteur marchand. Le critère du chiffre d’affaires n’est pas applicable au secteur social et médicosocial.
Celui du budget pourrait y être substitué. Toutefois, à l’heure de la généralisation des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM), ce critère perd de sa pertinence. Celui du poids des effectifs n’est pas plus judicieux dès l’instant où certaines activités peuvent être « consommatrices » d’effectifs sans pour autant être qualifiées de principales. Le nombre de bénéficiaires et d’usagers accueillis par dispositifs pourrait être utilement retenu pour établir l’activité principale.
Le centre d’activité autonome…
La seule dérogation admise par la Cour de cassation réside dans le concept de centre d’activité autonome ayant une activité nettement différenciée. La définition de ce terme a longtemps été figée : lieu distinct et distant des autres activités de l’entreprise bénéficiant d’un personnel et de matériel qui lui sont propres. Toutefois, par un arrêt récent, la Cour de cassation [2] a ajouté aux critères classiques et cumulatifs celui du partage du pouvoir de décision, qui laisse à l’employeur une marge de manoeuvre importante dans la détermination du centre d’activité autonome. En effet, le périmètre de la délégation de pouvoir accordée au directeur de pôle ou de l’unité relève d’une décision de la direction générale. De même, la présence d’instances représentatives du personnel (IRP) propres au centre d’activité autonome sera très certainement un corollaire nécessaire de sa caractérisation.
… ayant une activité nettement différenciée
Ce concept est particulièrement complexe à établir pour le champ social et médico-social puisqu’il doit s’agir d’une activité dissociable de celle principale. Or, les activités d’une association multiétablissements participent toutes à un objectif global : l’accompagnement de personnes en difficulté ou inadaptées. Dans cette perspective, la convention collective de 1966 couvre un hôtel restaurant d’une association d’amis et parents d’enfants handicapés, l’activité d’hôtellerie étant « une activité accessoire se rattachant à l’activité principale de création et gestion d’établissements spécialisés » [3].
Une organisation de protection de l’enfance et de l’adolescence serait confrontée à la même problématique si un service d’insertion par l’activité économique (IAE) venait à être développé. Or, à défaut de centre d’activité autonome ayant une activité nettement différenciée, c’est bien la CCN de l’activité principale (généralement la CCN 66) qui devra s’appliquer aux salariés en insertion. Ce qui ne sera pas sans poser quelques difficultés économiques et sociales. À l’inverse, la gestion d’un centre équestre a été considérée comme une activité nettement différenciée pour une association relevant du champ du handicap. Toutefois, en l’espèce, la Cour de cassation [4] a précisé que le salarié, revendiquant le bénéfice de la CCN 66, n’avait pas démontré que l’activité du
centre équestre était essentiellement consacrée à l’accueil de personnes handicapées. Si tel avait été le cas, la position de la Cour aurait certainement été différente.
Face à l’absence de réelle ligne directrice pour le social et médicosocial, plusieurs pistes peuvent être envisagées pour déterminer une activité nettement différenciée :
• une activité intervenant sur un secteur marchand concurrentiel;
• une activité exclusive et/ou unique ;
• une activité à destination d’un public particulier, dissociable des bénéficiaires/usagers principaux.
Un choix délicat à faire…
Confrontée à cette situation, la personne morale gestionnaire ne dispose que de peu d’alternatives : le statu quo, la généralisation d’une convention (selon le critère de l’activité principale), la sécurisation de l’application multiconventionnelle.
Devant les coûts (notamment financiers et sociaux) de la généralisation d’une CCN, le statu quo et son risque de contentieux individuel et collectif est encore trop souvent privilégié.
Une sécurisation de l’organisation
Cette démarche consiste à instaurer des pôles d’activités permettant de démontrer, en cas de contentieux, l’existence d’un ou plusieurs centres d’activités autonomes ayant une activité nettement différenciée. Pour ce faire, non seulement les activités similaires devront être regroupées au sein d’un même pôle ou d’une même unité, mais surtout, ces derniers devront disposer d’un représentant de l’employeur disposant d’un pouvoir décisionnaire significatif et des IRP qui lui sont propres (délégués du personnel – DP, comité d’entreprise – CE, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – CHSCT).
Cette sécurisation revient à faire coïncider l’organisation de l’association avec la définition donnée par la Cour de cassation. Elle peut être réalisée par « touches » successives ou par le biais d’une réorganisation globale avec information et consultation des IRP.
Une sécurisation par un choix politique
La filialisation des activités avec la reconnaissance d’un groupe (ou d’une unité économique et sociale) apparaît également comme une piste de plus en plus privilégiée par les acteurs du secteur.
Toutefois, une telle opération se traduit bien souvent par un mécontentement des salariés concernés par cette disposition, perdant, à terme, le bénéfice des dispositions conventionnelles jusqu’alors appliquées. Les nouveaux leviers offerts par la loi Travail du 8 août 2016 pourraient jouer pleinement comme la nouvelle définition de l’avantage individuel acquis.
Une sécurisation concertée
Une autre possibilité consiste(nonobstant l’absence de centre d’activité autonome ayant une activité nettement différenciée) dans la négociation avec les partenaires sociaux d’un accord collectif venant « sécuriser » l’application d’une ou plusieurs autre(s) convention(s) collective(s). À ce titre, pour les personnes morales concernées, l’obtention de l’agrément prévue par les dispositions de l’article L314-6 du Code de l’action sociale et des familles (CASF) permettrait de consolider cette sécurisation. Demain, les nouvelles règles de validité des accords collectifs (majoritaire ou approuvé par référendum) issues de la loi Travail, lui apporteront une légitimité. Enfin, depuis l’arrêt du 8 juin 2016 [5], la Cour de cassation estime que les différences de traitement entre catégories professionnelles ou entre des salariés exerçant, au sein d’une même catégorie, des fonctions distinctes, opérées par voie de convention ou d’accord collectifs, sont présumées justifiée.
Une sécurisation statutaire ?
Enfin, il est à noter que les statuts de l’organisation patronale Fehap permettent l’adhésion d’un ou plusieurs établissements et non de la structure « employeur ». Cette possibilité n’a, à notre connaissance, jamais été validée par la Cour de cassation. Toutefois, un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris du 30 mai 2013 [6] confirmé (sans développement particulier) par la Cour de cassation le 15 avril 2015 [7] (décision non publiée) a retenu cette argumentation.
Inversement, la Cour de cassation (décision non publiée) avait rejeté ce même argument le 20 février 2013 [8]. Enfin, il n’est peut-être pas anodin, d’un point de vue pratique et pour expliquer l’origine de la difficulté, de relever que le libellé des deux textes conventionnels fait expressément référence aux « établissements et services », mais pas à l’association ou à la personne morale gestionnaire. Dans l’attente de la prochaine annonce d’une évolution de la CCN 66, il n’est pas impossible que le sujet soit mis sur la table des négociations annuelles obligatoires (NAO) par les partenaires sociaux de l’organisation… L’angoisse du DRH et la marotte du juriste ont encore de beaux jours devant eux.
Gare aux risques !
Les risques d’une application multiconventionnelle non maîtrisée sont principalement de trois ordres : la rupture d’égalité de traitement entre les salariés, à plus forte raison lorsque ceux-ci, exerçant la même prestation de travail, ne relèvent pas de la même CCN, et la demande d’application rétroactive (sur deux ou trois ans) de la CCN correspondant à l’activité principale de la personne morale. Une demande d’application distributive des deux conventions (par catégorie d’avantages selon les plus favorables) pourrait aussi être revendiquée. Enfin, une organisation syndicale pourrait également solliciter une réparation financière au titre du préjudice à l’intérêt collectif de la profession.
Stéphane Picard et Mehdi Gharbi
Picard avocats
[1] Code du travail, art. L2261-2
[2] Cass. Soc. 9 juin 2015 n° 14-12497
[3] Cass. Soc. 25 octobre 1995 n° 92-40217
[4] Cass. Soc. 14 oct. 2009 n° 08-40576
[5] Cass. Soc. 8 juin 2016 n° 15-11445
[6] Cour d’appel de Paris du 30 mai 2013 n° 11-07490
[7] Cass. Soc. 15 avril 2015 n° 13-22148
[8] Cass. Soc. 20 février 2013 n° 11-26010
POINT DE VUE
Pascal Cordier, directeur général de l’association Essor
« Depuis quelques années, l’Essor (association intervenant au niveau national) est engagé dans une stratégie de fusion. En 2012, une opération a failli échouer du fait du surcoût, estimé à 200 000 euros annuels, qu’aurait représenté la reprise sous notre CCN des salariés du pôle médico-social de l’Amicale laïque d’Agen (SAVS, Sessad, IMPro et Esat), avec qui nous avions engagé un processus de transfert d’agréments. Dans un contexte financier plutôt tendu et d’investissement important pour une réhabilitation, il nous a fallu imaginer une autre solution.
Nous avons opté pour une association d’associations, baptisée Échange et coopération. Son objet est de faciliter la mutualisation interassociative. Du gagnant-gagnant : cela a sécurisé les partenaires financiers de l’Amicale, qui nous verse une quote-part de frais de siège social, et cela a permis de maintenir sa dynamique associative locale, sans changement pour les salariés. Depuis, une troisième association a même rejoint Échange et coopération. »